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Quantité de miséricorde

 

Cela commençait à devenir une habitude, au même titre que le café-chausson du matin au bureau, se dit le lieutenant Ryan. Encore deux dealers abattus, chacun de deux balles de .22 dans la tête, mais sans être dévalisés, cette fois-ci. Pas la moindre douille aux alentours, pas trace visible de lutte. L’une des victimes avait la main posée sur la crosse de son pistolet mais l’arme n’avait pas eu le temps de sortir de sa poche revolver. Là, c’était inhabituel. Au moins avait-il vu venir le danger et tenté, en vain, de réagir en conséquence. Là-dessus était venu l’appel radio, à quelques rues à peine, et Douglas et lui s’étaient rendus sur les lieux, laissant leurs adjoints poursuivre l’investigation. L’appel radio précisait que ce nouveau cas était intéressant.

— Waouh ! s’exclama Douglas en descendant le premier. Ce n’était pas souvent qu’on voyait un couteau saillir d’une nuque, dressé en l’air comme un piquet de clôture. Ils ne plaisantaient pas, remarqua-t-il.

Le tout-venant des meurtres dans ce quartier de la ville, voire dans n’importe quel quartier de n’importe quelle ville, relevait toujours plus ou moins d’une querelle domestique. Les gens tuaient d’autres membres de leur famille, ou des amis proches, pour les motifs les plus anodins. À la dernière Fête de Thanksgiving[10], un père de famille avait tué son fils pour une histoire de cuisse de dinde. Le cas « préféré » de Ryan était un homicide pour une tourte au crabe – moins par le côté amusant de l’anecdote que par son caractère excessif. Dans de tels cas, les facteurs aggravants étaient en général l’alcool et une vie sordide qui transformaient de banales disputes anodines en affaires de la plus grande importance. Je n’avais pas l’intention était la phrase la plus fréquemment entendue par la suite, suivie par l’une ou l’autre variante sur le thème du mais aussi pourquoi s’est-il entêté à ce point ? La tristesse de tels événements agissait sur l’âme de Ryan comme un acide lentement corrosif. L’identité de tous ces meurtres était encore ce qu’il y avait de pire. La vie humaine ne devrait pas s’achever comme autant de variations sur un thème unique. Elle était trop précieuse pour cela, c’était une leçon qu’il avait apprise dans le bocage normand et les forêts enneigées autour de Bastogne, quand il était jeune para au 101e régiment de parachutistes. Le meurtrier typique prétendait toujours ne pas avoir eu l’intention de commettre son acte et, fréquemment il allait aussitôt se livrer à la police, plein de remords, autant qu’il était possible de l’être devant la perte, par sa faute, d’un ami ou d’un être cher, de sorte que bien souvent c’étaient deux vies qui étaient détruites par ce crime. Des crimes dus à la passion et à la faiblesse de jugement ; c’était la raison essentielle du meurtre, dans la plupart des cas. Mais pas cette fois-ci.

— Merde, mais qu’est-ce qui lui est arrivé au bras ? demanda le médecin légiste. En dehors des marques d’aiguille, le bras était en effet retourné à tel point qu’il le regardait en fait à l’envers.

— L’épaule de la victime semble avoir été disloquée. Disons brisée, ajouta le légiste après une seconde de réflexion. Nous avons des ecchymoses autour des poignets, témoignant de la force de la prise. Quelqu’un lui a saisi le bras à deux mains et a bien failli l’arracher, comme on arrache une branche d’un arbre.

— Prise de karaté ? demanda Douglas.

— Quelque chose comme ça. Sûr que ça a dû ralentir ses ardeurs. Vous constatez comme moi la cause de la mort.

— Lieutenant, par ici, lança un sergent en tenue. C’est Virginia Charles, elle habite juste à côté. C’est elle qui a signalé le crime.

— Est-ce que vous allez bien, madame Charles ? demanda Ryan. Un secouriste des pompiers était en train de vérifier le pansement qu’il lui avait posé au bras, tandis que son fils, élève de terminale au lycée Dunbar, debout à côté d’elle, lorgnait d’un regard dénué de la moindre sympathie la victime du meurtre. En moins de quatre minutes, Ryan avait recueilli une jolie brassée d’informations.

— Un clochard, dites-vous ?

— Un ivrogne… c’est la bouteille qu’il a laissé échapper. Elle tendit le doigt. Douglas la recueillit avec le plus grand soin.

— Pouvez-vous le décrire ? demanda le lieutenant Ryan.

 

*

 

L’entraînement, éreintant, ressemblait à tous les entraînements dans une base de Marines, de Lejeune à Okinawa. La douzaine d’exercices quotidiens étaient suivis par une course au pas cadencé, rythmé par un adjudant. Ils prenaient un malin plaisir à doubler les formations de jeunes sous-lieutenants qui faisaient leurs classes d’élèves officiers, voire de la vraie bleusaille, genre aspirants venus en stage d’été à Quantico. Huit kilomètres, en longeant d’abord les cinq cents mètres du parcours du combattant, puis diverses autres installations d’entraînement, toutes baptisées en souvenir de Marines défunts, jusqu’à proximité de l’Académie du FBI mais là, ils quittaient brusquement la grand-route pour s’enfoncer dans les bois vers leur site d’entraînement. Cette routine matinale leur rappelait simplement qu’ils étaient des Marines, et la longueur du parcours en faisait des Marines de commandos de reconnaissance, pour qui la forme olympique était la norme. À leur arrivée, ils découvrirent avec surprise qu’un officier général les attendait. Sans parler du bac à sable et de la balançoire.

— Bienvenue à Quantico, Marines, leur dit Marty Young, une fois qu’ils eurent un peu récupéré et qu’on leur eut permis de se mettre au repos. Sur le côté, ils remarquèrent deux officiers de marine, uniforme blanc resplendissant, et un couple de civils, qui observaient et écoutaient. Tous les hommes plissèrent les paupières, la mission devenait soudain très intéressante.

— Pareil que sur les photos, observa tranquillement Cas, en contemplant le camp d’entraînement ; ils connaissaient leur sujet. Pourquoi le terrain de jeux ?

— Une idée à moi, dit Greer. Ivan a des satellites.

Leurs plans de survol pour les six prochaines semaines sont affichés à l’intérieur du bâtiment A. Nous ignorons la qualité de leurs caméras et je préfère supposer qu’elles valent les nôtres, d’accord ? Soit on montre au gars d’en face ce qu’il a envie de voir, soit on lui présente un truc facile à deviner. Tout site vraiment inoffensif dispose d’un parking.

Le programme d’entraînement était déjà décidé. Chaque jour, les nouveaux arrivants déplaceraient les voitures au hasard. Tous les dix jours environ, ils en sortiraient les mannequins pour les répartir sur l’aire de jeux. À deux ou trois heures de l’après-midi, les véhicules seraient de nouveau déplacés et les mannequins arrangés autrement. Ils suspectaient, ajuste titre, que ce rituel allait beaucoup amuser dans les rangs.

— Et une fois l’opération terminée, ça devient une véritable aire de jeux ? demanda Ritter, avant de répondre lui-même à la question. Merde, pourquoi pas ? Beau boulot, James.

— Merci, Bob.

— Ça paraît plus petit, vu comme ça, observa l’amiral Maxwell.

— Les dimensions sont exactes à huit centimètres près. Nous avons triché, dit Ritter. Nous avons le manuel technique soviétique pour la construction de bâtiments de ce genre. Votre général Young a fait du bon boulot.

— Il n’y a pas de vitres aux fenêtres du bâtiment C, nota Casimir.

— Vérifie sur les photos, Cas, suggéra Greer. Il y a pénurie de verre à vitres, là-bas. Ce bâtiment est juste équipé de volets, çà et là. La réserve – il indiqua le bâtiment B – est pourvue de barreaux. En bois, pour qu’on puisse les ôter ensuite. Nous n’avons pu que deviner la disposition intérieure, mais nous avons quelques hommes qui en sont revenus et la disposition des pièces s’inspire de leurs rapports. Ce n’est pas totalement de l’improvisation.

Les Marines examinaient le site, ayant quelque vague idée la mission. Ils connaissaient le plan dans ses grandes lignes et réfléchissaient déjà au moyen d’appliquer leurs leçons de combat sur le terrain à cette aire de jeux improbable, entièrement aménagée, jusqu’aux mannequins d’enfants qui les regarderaient s’entraîner avec leurs yeux bleus de poupée. Des grenades M-79 pour faire sauter les tours de guet. Des incendiaires à travers les fenêtres des bâtiments. Des hélicos de combat pour arroser le tout dans la foulée… les « épouses » et les « gosses » regarderaient la répétition et ne répéteraient rien à personne.

Le site avait été sélectionné avec soin pour sa similarité avec un autre endroit – les Marines n’avaient pas besoin de savoir lequel ; il le fallait, c’est tout – et plusieurs paires d’yeux s’attardèrent sur une colline à huit cents mètres de là. D’en haut, on voyait partout. Après l’allocution d’accueil, les hommes se divisèrent en unités décidées à l’avance pour recevoir leurs armes. Au lieu des fusils M16-A1, on leur fournit des carabines CAR-15, plus courtes, plus maniables, préférables pour l’action rapprochée. Les grenadiers héritaient de lance-grenades M-79 classiques, dont la ligne de mire avait été passée au tritium radioactif pour être visible dans le noir, et leurs cartouchières étaient déjà chargées de balles à blanc car l’entraînement allait démarrer aussitôt. Ils commenceraient de jour pour se mettre en train et pour gagner du temps, mais presque aussitôt après, ils passeraient exclusivement à l’entraînement de nuit que le général n’avait pas évoqué. C’était évident de toute manière. Ce genre de mission ne se déroulait que de nuit. Les hommes se rendirent au stand de tir le plus proche pour se familiariser avec le matériel. On y avait déjà installé des encadrements de fenêtres, six en tout. Les grenadiers échangèrent des regards et tirèrent leur première salve. L’un d’eux, à sa honte, rata l’ouverture. Ses cinq compagnons le mirent en boîte aussitôt, après avoir vérifié que la bouffée blanche de leurs grenades au plâtre était bien apparue derrière les bois des fenêtres.

— Ça va, ça va, faut juste que je m’échauffe, dit le caporal, sur la défensive, avant de placer cinq coups au but en l’espace de quarante secondes. Il était lent – il faut dire qu’ils avaient eu quasiment une nuit sans sommeil.

 

*

 

— Quelle force physique faut-il avoir pour faire une chose pareille, je me demande… s’étonna Ryan.

— Sûr que ce n’est pas Wally Cox, observa le médecin légiste. Le couteau a sectionné la moelle épinière à l’endroit où elle pénètre dans le bulbe rachidien. La mort a été instantanée.

— Il nous l’avait déjà estropié. L’épaule est-elle en aussi mauvais état qu’on dirait en la voyant ? demanda Douglas, en s’écartant pour laisser le photographe finir son travail.

— Pire, même. On l’examinera mais je suis prêt à vous parier que toute la structure de l’articulation est bousillée. On ne répare pas une blessure comme celle-ci, pas complètement. Sa carrière de tireur était de toute façon terminée, avant même le coup de couteau.

Blanc, quarante ans ou plus, longs cheveux noirs, râblé, sale. Ryan consulta ses notes.

— Rentrez chez vous, m’dame, dit-il à Virginia Charles.

Douglas s’approcha de son lieutenant.

— Notre victime était encore en vie quand elle est repartie. Il a dû ensuite prendre son couteau avant de le lui… restituer. Hum, voyons, ces dernières semaines, nous avons vu quatre assassins extrêmement expérimentés et six victimes extrêmement défuntes.

— Et les quatre fois, par des méthodes différentes. Deux gars ligotés, dévalisés et exécutés au calibre .22, sans trace de lutte. Un autre avec une décharge de chevrotine dans les boyaux, également volé, sans la moindre chance de se défendre. Les deux de la nuit dernière simplement descendus, sans doute encore une fois au .22 mais pas de vol, ils n’étaient pas ligotés et ont été alertés avant de se faire abattre. Tous étaient des dealers.

Or, ce gars-là n’est qu’un petit malfrat. Non, ça ne colle pas, Tom. Mais le lieutenant avait déjà commencé d’y réfléchir. Avons-nous déjà identifié celui-ci ?

C’est le sergent en uniforme qui répondit.

— Un drogué. Il a un casier, six arrestations pour vol à main armée. Et Dieu sait quoi d’autre.

— Ça ne colle pas, répéta Ryan. Ça ne colle pas du tout, et notre gars était si malin, pourquoi aurait-il laissé un témoin le voir, pourquoi l’avoir laissé partir, pourquoi lui avoir parlé – et puis merde, pourquoi avoir zigouillé ce type, après tout ? Quel schéma cela suit-il ? Aucun. Certes, les deux couples de dealers avaient été abattus à la .22, mais cette arme de petit calibre était la plus usitée par les bandes de rue et si un des duos avait été dévalisé, pas les autres ; de plus, le second couple n’avait pas été tué avec la même précision meurtrière, même si tous les quatre avaient effectivement reçu deux balles dans la tête. L’autre dealer assassiné et dévalisé avait été abattu au fusil de chasse.

— Bon, reprit-il, nous avons l’arme du meurtre, nous avons la bouteille de vin, l’un et l’autre objet devraient nous fournir des empreintes. Quel que soit notre bonhomme, sûr qu’il s’est montré négligent.

— Un ivrogne qui aurait le sens de la justice, Em ? l’asticota Douglas. Qui que soit le type qui a descendu ce petit voyou…

— Ouais, ouais, je sais. Ce n’était pas Wally Cox.

Mais qui, alors ? Et même : quoi ?

 

*

 

Dieu merci, j’avais les gants, songea Kelly, en contemplant les ecchymoses sur sa main droite. Il avait laissé sa colère prendre le dessus et ce n’était pas malin ! Récapitulant l’incident, il se rendit compte qu’il avait dû affronter une situation délicate. S’il avait laissé la femme se faire tuer ou sérieusement blesser, pour monter tranquillement en voiture et s’en aller, d’abord il n’aurait jamais pu se le pardonner vraiment et ensuite, si quelqu’un avait remarqué sa voiture, il se serait retrouvé suspecté d’un meurtre. Réflexion qui fit naître un reniflement de dégoût. Il était bel et bien suspect d’un meurtre, désormais. Enfin, lui ou un autre. De retour dans son studio, il se contempla dans la glace, toujours déguisé et emperruqué. Quoi qu’ait pu voir cette femme, ce n’était pas John Kelly, pas avec ce visage masqué par une barbe fournie, maculé de crasse et caché sous une longue perruque sale. Sa posture voûtée le faisait paraître plus petit d’une quinzaine de centimètres. Et la rue était mal éclairée. Et puis, ce qui avait surtout intéressé la femme, c’était de pouvoir fuir. Et pourtant ! Il avait quand même réussi à oublier sur les lieux sa bouteille de pinard. Il se souvenait de l’avoir laissée tomber pour parer le coup de couteau, et dans la chaleur de l’action, il avait oublié de la reprendre. Crétin ! Il était en rogne après lui.

Quels indices pouvait avoir la police ? Le signalement dont ils disposeraient ne serait pas bon. Il portait une paire de gants de chirurgien, et même s’ils ne l’avaient pas protégé des ecchymoses, ils ne s’étaient pas déchirés et il n’avait pas saigné. Plus important que tout, il n’avait jamais touché la bouteille sans avoir de gants. Cela, il en était certain parce qu’il avait décidé dès le début de prendre ses précautions de ce côté-là. La police saurait qu’un clochard avait tué ce jeune voyou, mais il y avait des tas de clochards, et il ne lui fallait qu’une nuit supplémentaire. Cela voulait dire toutefois qu’il allait devoir modifier son plan d’attaque et que la mission de ce soir serait plus délicate que prévu, mais ses informations sur Billy étaient trop précieuses pour être négligées, et le petit salaud pouvait être assez malin pour changer lui aussi son programme. Et s’il utilisait plusieurs maisons pour faire ses comptes ou ne gardait la même que quelques nuits ? Si oui, alors attendre un jour ou deux risquait d’anéantir tout son travail de reconnaissance et de le forcer à reprendre à zéro avec un nouveau déguisement – à supposer qu’il réussisse à se trouver une couverture aussi efficace, ce qui n’était pas si évident. Kelly se dit qu’il avait tué six personnes pour en arriver là – la septième était une erreur qui ne comptait pas… excepté peut-être pour cette passante anonyme. Il inspira profondément. S’il l’avait regardée se faire malmener, voire tuer, aurait-il été capable de se regarder ensuite dans la glace ? Il dut bien admettre qu’il s’était sorti au mieux d’une situation difficile. Les merdes, ça arrive. Cela certes accroissait les risques mais sa seule inquiétude était d’échouer dans sa mission, pas de courir des dangers personnels. Il était temps de mettre de côté ces réflexions. Et il avait également d’autres responsabilités. Kelly décrocha le téléphone et composa un numéro.

— Greer.

— Clark, répondit Kelly. Au moins, c’était toujours amusant.

— Vous êtes en retard, observa l’amiral. Kelly était censé l’appeler avant le déjeuner et le reproche déclencha les protestations de son estomac. Enfin, pas de problème, reprit l’amiral, je viens juste de rentrer. Nous allons avoir besoin de vous bientôt. Ça a commencé.

Bigre, c’est rapide, pensa Kelly.

— Bien, monsieur.

— J’espère que vous êtes en forme. Dutch dit que oui, reprit James Greer, se radoucissant.

— Je pense pouvoir tenir le coup, monsieur.

— Vous connaissez Quantico ?

— Non, amiral.

— Prenez votre bateau. Il y a un mouillage là-bas et ça nous donnera un endroit pour bavarder. Dimanche matin. Dix heures pile. Nous vous attendrons, monsieur Clark.

— À vos ordres. Kelly entendit le déclic de la ligne.

Dimanche matin. Il ne l’avait pas prévu. Tout allait trop vite et cela rendait d’autant plus urgente son autre mission. Depuis quand le gouvernement se mettait-il à manifester une telle célérité ? Quelle qu’en soit la raison, elle affectait directement Kelly.

 

*

 

— Je déteste ça mais c’est ainsi que ça marche, dit Grichanov.

— Vous êtes vraiment liés à ce point à votre radar au sol ?

— Robin, ils parlent même de confier la mise à feu du missile à l’officier de contrôle d’interception depuis sa casemate ! Le dégoût dans sa voix était manifeste.

— Mais vous n’êtes plus que de vulgaires chauffeurs ! commenta Zacharias. On doit faire confiance à ses pilotes.

Je devrais l’envoyer discuter avec l’état-major, se dit Grichanov non sans un certain écœurement. Moi, ils ne veulent pas m’écouter. Peut-être qu’ils l’écouteraient, lui. Ses compatriotes avaient le plus grand respect pour les idées et les pratiques des Américains, même s’ils envisageaient de les combattre et de les défaire.

— C’est une combinaison de facteurs. Les nouveaux régiments de chasse seront déployés le long de la frontière chinoise, vois-tu…

— Comment ça ?

— Comment ? Tu n’es pas au courant ? Nous nous sommes déjà battus trois fois contre les Chinois, cette année, sur le fleuve Amour et plus à l’ouest.

— Oh, arrête ! C’était trop incroyable pour l’Américain. Vous êtes alliés !

Grichanov renifla.

— Alliés ? Amis ? De l’extérieur, oui, ça donne peut-être l’impression que tous les socialistes sont identiques. Mon ami, nous guerroyons contre les Chinois depuis des siècles. Ne lis-tu pas d’histoire ? Nous avons soutenu Tchang contre Mao pendant longtemps – nous lui formions son armée. Mao nous déteste. Nous avons fait la bêtise de lui fournir des réacteurs nucléaires et maintenant, il a des armes atomiques, et à ton avis, ses missiles peuvent atteindre mon pays ou le tien ? Ils ont des bombardiers Tu-16 – des Badgers, c’est comme ça que vous les appelez, non ? Peuvent-ils atteindre l’Amérique ?

Zacharias connaissait la réponse.

— Non, bien sûr que non.

— Mais ils peuvent atteindre Moscou, je te le garantis, et ils emportent des bombes d’une demi-mégatonne. C’est pour cette raison que les régiments de MiG-25 sont postés le long de la frontière chinoise. Le long de cet axe, nous n’avons aucune profondeur stratégique. Robin, nous avons livré de véritables batailles avec ces salopards de Jaunes, des engagements à l’échelon de la division ! L’hiver dernier, nous avons écrasé leur tentative d’occupation d’une île qui nous appartient. Ils ont frappé les premiers, tué un bataillon de gardes-frontière et mutilé les morts – pourquoi faire ça, Robin, à cause de leurs cheveux roux et de leurs taches de rousseur ? demanda Grichanov, amer, en citant mot pour mot un article vengeur de l’Étoile rouge. Les événements prenaient un tour étrange pour le Russe. Maintenant qu’il était parfaitement sincère, il avait plus de mal à convaincre Zacharias qu’avec tous les habiles mensonges qu’il aurait pu utiliser. Nous ne sommes pas alliés. Nous avons même cessé d’expédier par train des armes vers ce pays – les Chinois volent directement les marchandises dans les wagons.

— Pour les utiliser contre vous ?

— Et contre qui, selon toi ? Les Indiens ? Le Tibet ? Robin, ces gens-là sont différents de toi ou moi. Ils ne voient pas le monde comme nous. Ils sont comme les hitlériens contre lesquels s’est battu mon père, ils se croient supérieurs aux autres hommes, ils se prennent pour… comment dites-vous, déjà ?

— La race supérieure ? suggéra l’Américain.

— C’est le mot, oui. C’est ce qu’ils croient. Pour eux, nous sommes des animaux, des animaux utiles, certes, mais ils nous détestent et ils convoitent ce que nous avons. Ils veulent notre pétrole, notre bois et notre terre.

— Comment se fait-il que je n’en aie jamais été informé ? insista Zacharias.

— Merde, répondit le Russe. C’est donc pas différent dans ton pays ? Quand la France s’est retirée de l’OTAN, quand ils ont dit à vos soldats d’évacuer leurs bases, crois-tu qu’on nous en avait informés auparavant ? À l’époque, j’avais un poste au commandement en Allemagne et personne n’a pris la peine de m’informer qu’il se passait quoi que ce soit. Robin, vous nous considérez de la même façon que nous vous considérons : comme un immense colosse, mais la politique intérieure de ton pays est tout aussi mystérieuse pour moi que la mienne l’est pour toi. Tout cela reste bien déroutant, mais je peux te dire une chose, mon ami, c’est que mon nouveau régiment de MiG sera basé entre la Chine et Moscou. Je peux t’apporter une carte et te montrer.

Zacharias s’appuya contre le mur, grimaçant de nouveau à cause de ses douleurs dorsales persistantes. C’était franchement trop incroyable.

— Ça fait toujours mal, Robin ?

— Ouais.

— Tiens, mon ami. Grichanov lui tendit la flasque et, cette fois, elle fut acceptée sans résistance. Il regarda Zacharias boire une grande lampée avant de la lui rendre.

— Alors, qu’est-ce qu’il vaut, ce petit dernier ?

— Le MiG-25 ? Une vraie fusée ! répondit Grichanov avec enthousiasme. Il vire probablement encore plus mal que votre Thud mais pour ce qui est de la vitesse en ligne droite, aucun chasseur ne peut rivaliser avec lui. Quatre missiles, pas de mitrailleuse. Le radar est le plus puissant jamais conçu pour un chasseur et il est impossible à brouiller.

— À courte portée ? demanda Zacharias.

— Une quarantaine de kilomètres, admit le Russe. Nous avons privilégié la fiabilité au détriment de la portée. On a bien essayé d’avoir les deux mais sans succès.

— C’est difficile pour nous aussi, reconnut l’Américain avec un grognement.

— Tu sais, je n’imagine pas une guerre entre mon pays et le tien. Franchement, non. Nous avons peu de choses que vous pourriez convoiter. Ce que nous avons – les ressources, la terre, l’espace –, tout cela, vous l’avez déjà. Mais les Chinois, ajouta-t-il, ils en ont besoin, et ils ont une frontière commune avec nous. Et nous leur avons fourni les armes qu’ils retourneront contre nous ; et ils sont si nombreux ! Des nabots, aussi méchants que ceux d’ici, mais tellement plus nombreux !

— Et qu’est-ce que tu peux y faire ?

Grichanov haussa les épaules.

— Commander mon régiment. Je compte défendre la mère patrie contre une attaque nucléaire venue de Chine. Je n’ai pas encore décidé comment.

— Ce n’est pas facile. Ça aide d’avoir de l’espace et du temps devant soi, et de savoir faire jouer les uns contre les autres.

— Nous avons des pilotes de bombardiers mais pas comparables aux vôtres. Tu sais, même sans résistance, je doute qu’on arrive à en amener une vingtaine au-dessus de ton pays. Ils sont tous basés deux mille kilomètres en retrait de là où je serai. Tu sais ce que ça veut dire ? Pas d’autre équipe pour pouvoir s’entraîner.

— Tu veux dire des rouges ?

— Chez nous, on les appelle les bleus, Robin. J’espère que tu comprends. Grichanov étouffa un rire, redevint sérieux. Mais oui, tout sera théorique. Certains chasseurs joueront peut-être les bombardiers mais leur endurance est trop faible pour que l’exercice soit valable.

— C’est pas des vannes ?

— Robin, je ne te demanderai pas de me faire confiance. Ce serait trop. Tu le sais et moi aussi. Mais pose-toi la question : est-ce que tu crois vraiment que ton pays fera la guerre contre le mien ?

— Sans doute pas, admit Zacharias.

— Est-ce que je t’ai interrogé sur vos plans de guerre ? Oui, ce sont certainement des exercices théoriques du plus grand intérêt et qui me paraîtraient sans doute des jeux stratégiques fascinants, mais est-ce que je t’ai demandé de m’en parler ? Son ton était celui d’un instituteur plein de patience.

— Non, tu ne m’as rien demandé, Kolya, c’est vrai.

— Robin, ce ne sont pas vos B-52 qui m’inquiètent. Ce sont les bombardiers chinois. Voilà la guerre à laquelle se prépare mon pays. Il regarda le sol de béton, tira sur sa cigarette, poursuivit à voix basse. Je me souviens, quand j’avais onze ans. Les Allemands étaient à moins de cent kilomètres de Moscou. Mon père a rejoint son régiment du génie – ils l’avaient composé avec des professeurs d’université. La moitié ne sont jamais revenus. Ma mère et moi, nous avons évacué la ville, vers un petit village de l’Est dont j’ai oublié le nom – c’était si déroutant pour moi, à l’époque, il faisait si noir tout le temps –, je me faisais du souci pour mon père, professeur d’histoire, au volant d’un camion. Nous avons perdu vingt millions de compatriotes tués par les Allemands, Robin. Vingt millions. Des gens que je connaissais. Les pères d’amis – le père de ma femme est mort à la guerre. Deux de mes oncles sont morts. Alors que je traversais la neige avec ma mère, je me suis promis qu’un jour je défendrais mon pays, à mon tour, et je suis devenu pilote de chasse. Je n’envahis pas. Je n’attaque pas. Je défends. Est-ce que tu comprends ce que je te dis, Robin ? Mon boulot est de protéger mon pays pour que les autres petits garçons n’aient pas à s’enfuir de chez eux en plein hiver. Certains de mes camarades de classe sont morts, il faisait si froid. C’est pour ça que je défends mon pays. Les Allemands voulaient ce que nous possédions, et maintenant c’est au tour des Chinois. Il indiqua la porte de la cellule. Des gens comme… comme ça.

Avant même que Zacharias n’ouvre la bouche, Kolya sut qu’il le tenait. Des mois de travail pour ce moment, songea Grichanov, c’était comme de séduire une vierge, mais en plus triste. Cet homme ne reverrait plus jamais son pays. Les Vietnamiens comptaient les tuer tous dès qu’ils n’en auraient plus l’utilité. C’était un si colossal gâchis de talents, et son antipathie pour ses supposés alliés était devenue tout aussi réelle que celle qu’il feignait de manifester – il ne faisait plus semblant. Et ce, dès le premier instant où il avait débarqué à Hanoi et découvert par lui-même leur supériorité arrogante, leur incroyable cruauté et leur insondable stupidité. Avec quelques paroles aimables et moins d’un litre de vodka, il venait d’obtenir plus de résultats qu’eux avec leurs tortures et des années de fiel imbécile. Au lieu d’infliger la souffrance, il l’avait partagée. Au lieu de torturer l’homme à côté de lui, il lui avait offert de la tendresse, avait respecté ses vertus, apaisé ses blessures de son mieux, il l’avait protégé contre de nouveaux sévices et avait regretté amèrement d’avoir été l’agent nécessaire de ceux qu’il avait subis.

Il y avait une contrepartie, malgré tout. Pour réussir cette percée, il avait dû ouvrir son âme, raconter des histoires véridiques, déterrer les cauchemars de son enfance, réexaminer ses raisons véritables d’avoir choisi le métier qu’il aimait. Ce n’avait été possible, et envisageable, que parce qu’il avait su que l’homme assis près de lui était promis à une mort solitaire à l’insu de tous – il était déjà mort pour sa famille et son pays – et à une tombe anonyme. Cet homme n’était pas un fasciste hitlérien. C’était un ennemi, mais un ennemi honnête qui avait sans doute fait tout son possible pour épargner les non-combattants parce que, lui aussi, il avait une famille. Aucune illusion de supériorité raciale chez lui, pas même de la haine pour les Nord-Vietnamiens et cela, c’était encore le plus remarquable car lui, Grichanov, il était en train d’apprendre à les haïr. Zacharias ne méritait pas de mourir, se dit-il, tout en reconnaissant la suprême ironie de ce constat.

Kolya Grichanov et Robin Zacharias étaient amis désormais.

 

*

 

— Qu’est-ce que t’en dis ? demanda Douglas en posant l’objet sur le bureau de Ryan. La bouteille de vin était dans un sac en plastique transparent et sa surface était recouverte d’une couche uniforme de fine poudre jaune.

— Aucune empreinte ? Emmet l’examina avec surprise.

— Pas la moindre, Em. Que dalle. Le couteau vint rejoindre le premier indice. C’était un banal couteau à cran d’arrêt, également recouvert de poudre et emballé.

— Des marques, ici.

— Un bout d’empreinte de pouce, correspondant à celui de la victime. Sinon, rien d’exploitable. Des marques, des marques uniformes, dixit le service d’anthropométrie. Soit il s’est poignardé lui-même dans la nuque, soit notre suspect portait des gants.

Il faisait terriblement chaud à cette période de l’année pour mettre des gants. Emmet Ryan se cala contre le dossier et contempla les indices posés sur son bureau, puis Tom Douglas, assis à côté.

— Vas-y, Tom, continue.

— Nous avons eu quatre meurtres différents, avec un total de six victimes. Aucun indice. Cinq des victimes – pour trois des incidents – sont des dealers, abattus avec deux armes différentes. Mais à chaque fois, l’agression s’est déroulée sans témoin, toujours à peu près à la même heure, et dans un rayon de cinq pâtés de maisons.

— Un professionnel. Le lieutenant Ryan acquiesça. Il ferma les yeux, se remémorant les différents lieux des crimes, puis corrélant les données. Avec vol, sans vol, un changement d’arme. Mais le dernier crime avait eu un témoin. Rentrez chez vous, m’dame. Pourquoi était-il poli ? Ryan hocha la tête. La réalité ne ressemble pas à un roman d’Agatha Christie, Tom.

— Notre jeune gars d’aujourd’hui, Tom. Décris-moi la méthode utilisée par notre ami pour lui régler son compte ?

— Poignardé, là… Ça faisait un bail que je n’avais pas vu ça. Il a de la force, le mec. Je me rappelle un cas analogue… ça remonte à 58 ou 59. Ryan marqua un temps, rassemblant ses souvenirs. Un plombier, je crois, un grand type, baraqué, il avait trouvé sa régulière au pieu avec quelqu’un. Il a laissé partir le type, puis s’est emparé d’un poinçon, a maintenu la tête de sa femme…

— Faut vraiment être en rogne pour ne pas adopter la solution de facilité. La colère, tu crois pas ? Sinon, pourquoi procéder de la sorte ? demanda Douglas. C’est tellement plus simple de trancher la gorge, et la victime est morte, pareil.

— Ça fait plus de gâchis, également. Et c’est bruyant… La voix de Ryan s’éteignit tandis qu’il réfléchissait. On ne se rendait pas compte à quel point les gens qu’on égorge peuvent être bruyants. Si vous leur coupiez la trachée, cela provoquait un gargouillis épouvantable et dans le cas contraire, la victime hurlait jusqu’à la fin. Sans parler des quantités de sang projeté dans tous les sens comme l’eau d’un tuyau qu’on coupe, vous éclaboussant les mains et les vêtements.

D’un autre côté, si vous vouliez tuer quelqu’un en vitesse, d’un coup, comme on tourne un interrupteur, si vous en aviez la force physique et si vous aviez déjà immobilisé la victime, la base du crâne, là où la moelle épinière rejoint le cerveau, c’était l’idéal : une mort rapide, tranquille, et relativement propre.

— Les deux dealers on été retrouvés à deux rues de là, l’heure de la mort est à peu près identique. Notre ami leur règle leur compte, poursuit son chemin, tourne au coin de la rue, et aperçoit Mme Charles en train de se faire agresser.

Le lieutenant Ryan hocha la tête.

— Pourquoi ne pas passer son chemin ? Traverser la rue, c’était ce qu’il avait de mieux à faire. Pourquoi se retrouver impliqué ? Un tueur avec des scrupules moraux ? demanda Ryan. C’était là que la théorie flanchait. Et si c’est le même type qui liquide les dealers, quel est son motif ? Hormis les deux dernières nuits, ça ressemble à des attaques à main armée. Peut-être que ces deux fois, quelque chose l’aura fait détaler avant qu’il ait pu piquer l’argent et la drogue. Une voiture passant dans la rue, un bruit quelconque ? Mais si on envisage l’hypothèse du voleur, ça ne colle plus avec Mme Charles et son ami. Tom, tout cela n’est que pure spéculation.

— Quatre méthodes différentes, aucune preuve matérielle, et un type qui porte des gants – un clochard, un ivrogne avec des gants !

— Pas suffisant, Tom.

— Je vais quand même demander au commissariat ouest de nous les ramasser.

Ryan acquiesça. Il n’y avait pas de raison.

 

*

 

Il était minuit quand il quitta son appartement. Le coin était si agréablement calme les soirs de semaine. L’immeuble était peuplé de résidants qui ne s’occupaient que de leurs affaires. Kelly n’avait même pas serré une seule main depuis qu’il avait vu le gérant. Quelques signes de tête amicaux, c’est tout. Il n’y avait aucun enfant dans l’immeuble, juste des gens d’âge mûr, pour l’essentiel des couples mariés, quelques veufs et veuves. En majorité des petits cadres, dont une proportion surprenante empruntait le bus pour aller travailler en ville, regardait la télé le soir et se couchait aux alentours de vingt-deux ou vingt-trois heures. Kelly monta dans la Coccinelle et s’éloigna rapidement, descendant Loch Raven Boulevard, longeant des églises et d’autres bâtiments d’habitation, puis les divers stades de la ville ; passant d’un milieu bourgeois à un milieu ouvrier, puis d’un milieu ouvrier à un milieu déshérité, comme son itinéraire habituel l’amenait à traverser le centre-ville et ses immeubles de bureaux déserts. Mais ce soir, il y avait une différence.

Ce soir, il allait enfin toucher ses premiers dividendes. C’était synonyme de risque, mais ça l’était toujours, se dit Kelly en fléchissant ses doigts sur le plastique du volant. Il n’aimait pas les gants de chirurgien. Le caoutchouc empêchait la chaleur de s’évacuer et même si la transpiration ne gênait pas sa prise, c’était quand même désagréable. De toute manière, il n’avait pas le choix, et il se rappela de tout un tas de choses qu’il n’appréciait pas au Viêt-Nam, les sangsues, par exemple, un souvenir qui lui donna le frisson. C’était pire encore que les rats. Au moins, les rats ne vous suçaient pas le sang.

Kelly prit son temps pour contourner l’objectif sans itinéraire bien précis, histoire d’appréhender la situation. Bien lui en prit. Il avisa deux policiers en train d’interpeller un clochard, le premier tout près, l’autre deux pas en arrière, l’air de rien, mais la distance entre les deux flics lui indiqua ce qu’il avait besoin de savoir : le second couvrait son collègue. Ils voyaient dans ce pochard un individu potentiellement dangereux.

C’est toi qu’ils recherchent, Johnnie-boy, se dit-il, en braquant pour changer de rue.

Mais les flics n’allaient pas pour autant changer leur travail de routine, pas vrai ? Surveiller et interroger les clochards ne serait qu’une charge supplémentaire au cours des prochaines nuits. Ils avaient d’autres priorités, autrement importantes : répondre aux alertes au braquage chez les marchands de liqueurs, intervenir dans les disputes familiales, voire régler les infractions à la circulation. Non, traquer les ivrognes ne serait qu’un fardeau de plus pour des hommes déjà surchargés de travail. Le surcroît de danger était déjà plus ou moins prévisible et Kelly estimait qu’il avait déjà eu sa part de malchance pour cette mission. Une dernière, et il changerait de méthode. Pour adopter laquelle, il l’ignorait encore, mais si tout se passait bien, ce qu’il allait apprendre lui fournirait les informations nécessaires.

Merci, dit-il au destin, arrivé à une rue de la maison d’angle en meulière. La Roadrunner était garée là et il était encore tôt ; c’était une nuit de relève des compteurs ; la fille ne serait pas là. Il passa devant la maison, continua son chemin jusqu’à la rue suivante qu’il prit à droite, puis il tourna encore deux fois en faisant le tour du pâté de maisons. Il repéra une voiture de police et vérifia l’heure sur la montre du tableau de bord. Elle avait cinq minutes d’avance sur l’horaire habituel et le policier était seul au volant. Il ne repasserait pas avant deux heures, se dit Kelly, en tournant une dernière fois pour se diriger vers le bâtiment en meulière. Il se parqua aussi près que possible, puis descendit et s’éloigna à pied de son objectif, en direction du pâté de maisons voisin avant de retrouver son déguisement.

Il y avait deux dealers dans le secteur, mais ils opéraient seuls. Ils avaient l’air un peu tendus. Peut-être la nouvelle s’était-elle ébruitée, songea Kelly en retenant un sourire. Plusieurs de leurs collègues avaient disparu et il y avait de quoi s’inquiéter. Il les contourna de loin, amusé intérieurement à l’idée qu’aucun ne se doutait à quel point la Mort les avait frôlés. À quel point leur vie tenait à un fil, sans qu’ils en sachent rien. Mais il ne devait pas se laisser distraire par de telles idées, se dit-il en tournant une nouvelle fois au coin pour se diriger vers l’objectif. Il s’arrêta à l’angle, jeta un coup d’œil. Il était un peu plus d’une heure du matin, à présent, et la vie retrouvait son train-train ennuyeux comme après toute journée de travail même illégal. L’activité diminuait sur le pavé, comme le lui avaient déjà révélé ses diverses reconnaissances. Il n’y avait rien d’inhabituel dans cette rue, et Kelly se dirigea vers le sud, passant entre les rangées d’habitations en meulière qui se dressaient de ce côté de la rue et les immeubles de brique édifiés en face. Il lui fallait toute sa concentration pour maintenir sa démarche inégale, d’allure inoffensive. Un des tortionnaires de Pam se trouvait maintenant à moins de cent mètres. Et peut-être même un second. Kelly laissa remonter le souvenir de son visage, de sa voix, des courbes de son corps. Il laissa son propre visage se muer en masque de pierre figée, ses poings se serrer tandis que ses jambes continuaient de tituber sur le large trottoir, mais seulement durant quelques secondes. Puis il fit le vide dans son esprit et prit lentement cinq profondes inspirations.

— La tactique, murmura-t-il pour lui, ralentissant le pas tout en observant la maison d’angle qui n’était plus qu’à une trentaine de mètres. Il s’emplit la bouche de vin puis le laissa de nouveau dégoutter sur sa chemise. Chicago pour Serpent. Objectif en vue. En approche.

La sentinelle, si tel était bien son rôle, se trahit. L’éclairage de la rue révéla des bouffées de fumée de cigarette qui s’élevaient de sous le porche, indiquant avec précision à Kelly où se trouvait sa première cible. Il fit passer le litre de vin dans sa main gauche et fléchit la droite, avec un mouvement pivotant du poignet pour s’assurer que les muscles étaient détendus et prêts à l’action. Arrivé à proximité des marches du perron, il s’affala dessus en toussant. Puis il les gravit laborieusement en direction de la porte, qu’il savait entrouverte, et se laissa choir contre le battant. Il s’effondra par terre et se retrouva aux pieds de l’homme qu’il avait vu accompagner Billy. En même temps, la bouteille de vin se brisa et Kelly ignora l’homme, geignant après la casse tout en étalant la flaque de mauvais rouge de Californie.

— C’est vraiment pas de veine, l’ami, dit une voix. Elle était d’une douceur surprenante. Tu ferais mieux de dégager, à présent.

Kelly continuait ses jérémiades, toujours à quatre pattes, et zigzaguant vers lui. Il se remit à tousser, tourna la tête pour vérifier la position des jambes et des souliers de la sentinelle et confirmer son identification.

— Allez, grand-père ! Des mains robustes se penchèrent, le saisirent et le soulevèrent. Kelly laissa pendre ses bras, dont l’un passa derrière l’homme qui avait commencé de le traîner vers la porte. Il tituba, accentua son pivotement : désormais la sentinelle le soutenait presque entièrement. Des années d’entraînement, de préparation et de soigneuse reconnaissance se concrétisèrent en un seul instant.

La main gauche de Kelly se plaqua contre le visage de l’homme. La droite enfonça le Ka-Bar entre les côtes et ses sens étaient si aiguisés que, du bout des doigts, il décela la palpitation du cœur qui cherchait à battre mais ne pouvait que se déchirer contre la double lame acérée du poignard de combat. Kelly la fit tourner, puis la laissa en place tandis que le corps était secoué d’un frémissement. Les yeux sombres étaient agrandis, ahuris, les genoux se dérobaient déjà. Il laissa l’homme s’affaler lentement, doucement, tout en continuant de maintenir le couteau mais il ne put s’empêcher d’éprouver une parcelle de satisfaction. Il avait travaillé trop dur en vue de ce moment pour arriver à évacuer toute émotion.

— Tu te souviens de Pam ? murmura-t-il au corps qui s’éteignait entre ses bras, et il vit que sa question n’avait pas été vaine. Derrière la douleur, les yeux l’avaient reconnu avant de se révulser.

Serpent.

Kelly attendit, comptant jusqu’à soixante avant de retirer le poignard qu’il essuya sur la chemise de la victime. C’était un bon poignard qui ne méritait pas d’être maculé par ce genre de sang.

Kelly se reposa quelques secondes, respirant profondément. Il avait touché la bonne cible, le sous-fifre. L’objectif principal était à l’étage. Tout se déroulait selon le plan. Il s’accorda précisément une minute pour se calmer et récupérer.

Les marches grinçaient. Kelly atténua le bruit en restant près du mur, pour minimiser le déplacement des lames de bois, progressant avec une lenteur extrême, les yeux rivés vers le haut parce qu’il n’y avait désormais plus aucune menace en dessous. Il avait déjà remis le couteau dans sa gaine. Son .45 rectifié .22 était à présent dans sa main droite, silencieux vissé sur le canon, braqué vers le bas, tandis que sa main gauche suivait à tâtons le plâtre fissuré du mur.

Arrivé à mi-hauteur, il commença à percevoir d’autres sons que le battement du cœur dans ses artères. Une claque, une plainte, un gémissement. Des bruits lointains, animaux, suivis d’un rire cruel, à peine audible, même lorsqu’il eut atteint le palier et tourné à gauche vers leur origine. Puis une respiration, lourde, rapide, basse.

Oh… merde ! Mais il ne pouvait plus reculer désormais.

— Je t’en supplie…

Une plainte, désespérée. Ses phalanges se crispèrent, livides sur la crosse du pistolet. Il s’enfonça lentement le long du couloir de l’étage, se guidant de nouveau grâce à sa main plaquée contre la paroi. Un rai de lumière provenait de la chambre principale. Il venait uniquement de l’éclairage de la rue, mais ses yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité et il distingua des ombres sur un mur.

— Qu’est-ce qui se passe, Dor ? demanda une voix masculine au moment où Kelly arrivait à la hauteur de la porte. Très lentement, il passa la tête de l’autre côté de la barrière verticale que formait le battant en bois peint.

Il y avait un matelas par terre, et sur le matelas, une femme à genoux, tête baissée, tandis qu’une main lui pinçait un sein sans douceur, puis le tirait. Kelly vit la bouche de la femme s’ouvrir en un cri silencieux, et il se souvint de la photo que l’inspecteur lui avait montrée. Tu as fait la même chose à Pam, pas vrai… espèce de salopard ! Du liquide dégoulinait de la bouche de la femme et le visage qui la contemplait souriait lorsque Kelly s’avança d’un pas dans la chambre.

Son ton était détendu, léger, presque humoristique.

— On a l’air de s’amuser. Je peux jouer, moi aussi ?

Billy se tourna, regarda l’ombre qui venait de parler, et ne vit qu’un bras tendu tenant un gros automatique. Son visage se tourna vers une pile de vêtements et une espèce de sac à dos. Il était nu, et sa main gauche tenait un instrument qui n’était ni une arme à feu ni un couteau. Ce genre d’accessoire était ailleurs, à dix pas de là, et son seul regard était impuissant à les rapprocher.

— N’y songe même pas, Billy, dit Kelly sur le ton de la conversation.

— Merde, qui…

— Par terre, bras et jambes écartés, ou je te dégomme ta petite zigounette. Kelly déplaça le canon du pistolet. Incroyable, l’importance que les hommes pouvaient attribuer à cet organe, à quel point toute menace dans cette direction pouvait intimider. Même pas une menace sérieuse, sans parler de la taille. Le cerveau constituait une cible bien plus volumineuse et facile à toucher. Allonge-toi, vite !

Billy obéit. Kelly repoussa la fille sur le matelas et chercha à sa ceinture la boucle de fil électrique. En quelques secondes, les poignets de l’homme étaient solidement ligotés. Sa main gauche tenait encore une paire de pinces que Kelly récupéra pour serrer le câble plus fort, provoquant un cri étouffé chez Billy.

Des pinces ?

Mon Dieu.

La fille le dévisageait, les yeux agrandis, le souffle court, mais ses mouvements étaient lents, sa tête inclinée. Elle devait être plus ou moins droguée. Et elle avait vu son visage, elle était en train de le regarder, de le mémoriser.

Pourquoi fallait-il qu’elle soit là ? Ce n’était pas prévu dans le plan. Ça crée une complication. Je devrais la… je devrais la…

Si tu fais ça, John, alors quel monstre es-tu donc ?

Oh, et merde !

C’est alors que ses mains se mirent à trembler. C’était un véritable danger. S’il la laissait vivre, alors quelqu’un saurait qui il était, aurait un signalement suffisant pour lancer une véritable chasse à l’homme, et cela pourrait bien, risquerait bien de l’empêcher d’accomplir sa mission. Mais le plus grand danger était pour son âme. S’il la tuait, alors, tout était perdu à jamais. Cela, il en était certain. Kelly ferma les yeux et secoua la tête. Tout était censé se dérouler sans la moindre anicroche.

Les tuiles, ça arrive, Johnnie-boy.

— Rhabillez-vous, dit-il à la fille en lui jetant un paquet de fringues. Vite, en silence, et ne bougez pas.

— Qui es-tu ? demanda Billy, fournissant à Kelly un exutoire à sa rage. Le dealer sentit quelque chose de froid et de rond contre sa nuque.

— Tu t’avises simplement de respirer un peu fort, et ta cervelle gicle sur le plancher, pigé ? Hochement de tête en guise de réponse.

Bon, et maintenant, qu’est-ce que je fais, moi ? se demanda Kelly. Il se tourna pour considérer la fille qui se débattait avec son pantie. La lumière joua sur ses seins et Kelly sentit son estomac se retourner quand il vit les marques sur la peau. Grouille ! lui dit-il.

Merde merde merde. Il vérifia les nœuds autour des poignets de Billy et décida de donner un tour de plus au niveau des coudes ; il serra, entravant douloureusement les épaules de son prisonnier, mais au moins était-il sûr qu’il ne manifesterait aucune velléité de résistance. Et comme si cela ne suffisait pas, il releva Billy en le soulevant par les bras, ce qui fit naître un hurlement.

— Ça fait bobo ? demanda-t-il avant de le bâillonner et de le tourner vers la porte. Avance ! S’adressant à la fille : Vous aussi.

Kelly les fit descendre l’escalier. Il y avait du verre brisé et les pieds de Billy dansèrent pour le contourner, mais il se coupa quand même. Ce qui surprit Kelly fut la réaction de la fille et son cri étouffé en découvrant le cadavre, en bas.

— Rick ! fit-elle avant de s’accroupir pour toucher le corps.

Ça portait donc un nom, songea Kelly en relevant la fille.

— Dehors, par-derrière !

Il les fit s’arrêter à la cuisine, les laissant seuls un instant, le temps de jeter un œil par la porte de derrière. Il pouvait apercevoir sa voiture et il n’y avait aucune activité en vue. La phase suivante était risquée, mais le danger était de nouveau devenu son compagnon. Kelly les fit sortir. La fille regarda Billy et celui-ci la regarda, lui faisant signe d’obéir. Kelly fut abasourdi de voir comment elle réagissait à ses prières silencieuses. Il la saisit par le bras et la prit à l’écart.

— Vous tracassez donc pas pour lui, mam’zelle. Il lui indiqua la voiture, tout en tirant Billy par le bras.

Une voix lointaine lui dit que si jamais elle essayait d’aider Billy, alors il aurait un prétexte pour…

Non, bordel !

Kelly déverrouilla la portière, poussa Billy à l’intérieur, puis fit monter la fille à l’avant, avant de contourner rapidement la voiture pour ouvrir la portière gauche. Avant de démarrer, il se pencha au-dessus du siège pour entraver les poignets et les genoux du dealer.

— Qui êtes-vous ? demanda la fille alors que la voiture s’ébranlait.

— Un ami, répondit Kelly, très calme. Je ne vais pas vous faire de mal. Si j’avais voulu, j’aurais pu vous laisser avec Rick, pas vrai ?

Sa réponse était lente, hésitante mais malgré tout, Kelly en resta ébahi.

— Pourquoi fallait-il que vous soyez obligé de le tuer ? Il était gentil avec moi.

Hé là, qu’est-ce qui se passe, là ? songea-t-il en la contemplant. Elle avait le visage écorché, elle était hirsute. Il reporta son attention sur la conduite. Une voiture de police arrivait en sens inverse et, malgré un bref instant de panique chez Kelly, elle les croisa tranquillement et disparut lorsqu’il tourna vers le nord.

Réfléchis vite, petit.

Kelly aurait pu faire tout un tas de choses mais une seule était réaliste. Réaliste ? se demanda-t-il. Oh, sûr !

 

*

 

Personne ne s’attend à entendre carillonner à sa porte à trois heures moins le quart du matin. Au début, Sandy crut avoir rêvé mais ses yeux étaient ouverts, et dans les méandres de son esprit, le son se répéta comme si elle s’était en fait réveillée une seconde plus tôt. Même ainsi, elle devait l’avoir rêvé, se dit-elle en secouant la tête. L’infirmière venait juste de commencer à refermer les yeux quand le bruit reprit. Sandy se leva, passa une robe de chambre et descendit, trop désorientée pour avoir peur. Il y avait une silhouette sous le porche. Elle alluma la lumière et ouvrit la porte.

— Éteignez cette putain de lampe ! Une voix rauque, malgré tout familière. Le ton était si impératif qu’elle bascula de nouveau l’interrupteur sans réfléchir.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? Il avait une fille à côté de lui, dans un état franchement épouvantable.

— Faites-vous porter pâle. Vous n’allez pas bosser aujourd’hui. Vous allez rester pour vous occuper d’elle. Elle s’appelle Doris, dit Kelly, la voix basse, sur le ton impérieux d’un chirurgien au milieu d’une opération délicate.

— Attendez une minute ! Sandy se redressa, son esprit tournait à toute allure. Kelly portait une perruque de femme… enfin, non, trop sale pour ça. Il n’était pas rasé, il portait des vêtements affreux, mais une flamme étrange brûlait dans son regard. De la rage, en partie, une espèce de fureur, et les mains vigoureuses de l’homme qu’elle connaissait tremblaient à son côté.

— Vous vous souvenez de Pam ? demanda-t-il d’une voix insistante.

— Eh bien, oui, mais…

— Cette fille est dans la même situation. Je ne peux pas l’aider. Pas maintenant. J’ai autre chose à faire.

— Qu’est-ce que vous faites, John ? demanda Sandy, avec une autre sorte d’insistance dans la voix. Et puis, quelque part, tout fut soudain très clair. Les infos qu’elle avait vues à la télé pendant le dîner, sur le petit poste noir et blanc de la cuisine, le regard qu’elle avait lu dans ses yeux à l’hôpital ; ce regard qu’elle voyait maintenant, si proche de l’autre mais différent, cette compassion désespérée et cette confiance qu’il venait implorer…

— Quelqu’un lui a flanqué une raclée, Sandy. Elle a besoin d’aide.

— John, murmura-t-elle… John… c’est votre vie même que vous êtes en train de remettre entre mes mains…

Kelly ne put s’empêcher de rire, une espèce de rire lugubre, au-delà de l’ironie.

— Ouais, eh bien, vous vous êtes plutôt pas mal débrouillée la première fois, non ? Il poussa Doris à l’intérieur et s’éloigna vers une voiture, sans se retourner.

— Je crois que je vais être malade…, dit la fille qui s’appelait Doris. Sandy la conduisit en hâte vers la salle de bains du premier et l’assit juste à temps sur les toilettes. La jeune femme resta une minute ou deux, se vidant sur le siège de porcelaine blanche. Au bout d’une minute, elle leva enfin les yeux. Dans le reflet des lampes à incandescence fixées sur le carrelage blanc cassé, Sandra O’Toole vit l’image de l’enfer.

Sans aucun remords
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